all you need is love.

Sateen écoutait. Assise toute droite sur la "grande chaise", elle ne disait rien et se contentait d'observer alentours. Pour elle, se trouver à cette table était un honneur. Combien de fois en avait-elle rêver ! Combien de fois avait-elle demander à sa mère si elle pouvait s'asseoir sur la grande chaise ! Elle était désormais à la table des grands et non plus avec ses petits cousins, les insupportables jumeaux Sacha et Tom. Assise à la droite de son frère aîné, Océan, qui se tenait lui aussi droit comme une planche, la fillette admirait. Elle regardait sa grand-mère, elle comparait son physique à celui de sa fille, la maman de Sateen. Elles se ressemblaient tellement. Mais pourquoi la grand-mère semblait plus fatiguée ? Pourquoi était-elle plus voûtée, plus las ? Ces sillons dans sa peau, qu'est-ce que cela signifiait-il ? Sateen avait bien remarqué qu'il n'y avait que les vieilles personnes qui en avait. Ni elle ni Océan n'en avaient. Ils avaient la peau toute lisse, tout pâle, toute belle. Est-ce qu'elle serait un jour comme ça, avec un visage parcheminé ? Cette pensée la fit frissonner. Parce qu'elle savait que quand elle aurait la peau toute fripée, elle allait mourir. La fillette avait peur de la mort. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait quand on mourrait. D'après ce qu'elle avait compris, le coeur arrêtait de faire son boum-boum régulier. Tout le monde était triste, parce que la mort c'est comme un grand sommeil dont l'on ne se réveille jamais. Si elle mourrait, elle ne reverrait plus jamais Océan ni sa mère, ni sa grand-mère. Sateen aurait tellement aimé partager ses craintes avec quelqu'un, mais le moment était mal choisi. La petite blondinette essaya de se concentrer sur la grande chaise, celle qui est en bois toute noire et que quand on monte dessus, les pieds ne touchent plus le sol. Mais la discussion des adultes la troublaient. Elle ne comprenait pas tout, mais elle avait au moins saisi le sens de la chose. Sateen savait que papy Marcel, le mari de mamie Joséphine, était décédé il y a quelques jours. Maman avait été très triste, et Océan avait pleuré. Elle, elle n'avait pas trop compris ; elle était toujours un peu confuse, un peu abasourdie. Elle ne comprenait pas ce qui allait se passer. Pourquoi est-ce qu'elle ne le reverrait jamais ? "Il va falloir que l'on pense à se rendre aux pompes funèbres" déclara Maman entre deux discrets sanglots. Maman n'arrêtait pas de pleurer, et Sateen n'aimait pas la voir ainsi. Et puis d'ailleurs, c'était quoi ça, les pompes funèbres ? "Papa t'avait-il dit quelque chose à propos de ça ? Je veux dire, de la pierre tombale qu'il aurait voulu, du cercueil..." Mamie ne répondit rien. Elle se contentait de fixer la table. Maman se passa une main dans les cheveux. "Je ne sais pas. J'imagine qu'il aurait voulu une cérémonie simple, un cercueil simple, une pierre simple. De toute façon, je n'ai pas les moyens de lui offrir quelque chose de somptueux" Mamie sembla très triste à cette annonce. "Maman, tu sais, les enfants n'ont besoin de rien ce mois-ci. Je ne roule pas sur l'or, mais je peux au moins utiliser la pension que me verse Bryan. Et j'ai des économies" Mamie refusa catégoriquement. Les deux femmes restèrent un moment ainsi, l'une essayant de convaincre l'autre. Voyant que la discussion s'éternisait, et que ce n'était guère intéressant, Océan et Sateen quittèrent discrètement la table. Personne ne remarqua leur absence. Ils se rendirent dans la chambre de la petite fille, où le petit garçon s'assit sur le lit. "Où est papy ?" "Je ne sais pas. J'imagine qu'il est à la morgue" Sateen ne savait pas ce que c'était. "On ne peut pas le voir ? Je voudrais lui demander comment il va" "Il ne va pas bien. Il ne va pas du tout, en fait. Il est mort. Il ne nous répondra plus jamais. On va le mettre dans un cercueil qui ira six pieds sous terre" Le petit garçon, qui n'était plus si petit que ça en vérité, fondit en larme. Ne sachant que faire, Sateen appuya sur le bouton play de sa radio. La chanson se mit automatiquement en route. Confuse, abasourdie, la fillette vint s'asseoir auprès de son grand frère.

nights in white satin.

Sateen enfonça un peu plus longtemps ses écouteurs dans ses oreilles et monta le son de son baladeur. Les notes de la chanson défilaient, plus vite. L'adolescente s'efforça de respirer calmement tandis qu'elle attachait ses cheveux blonds en deux tresses bien distinctes. Elle enfila rapidement son pyjama, mais au lieu d'aller se coucher, elle ouvrit sa fenêtre. Et elle regarda. De sa chambre, elle pouvait voir la mer au loin. Elle respirait l'air iodée, l'air pur. Ça sentait les algues, comme elle disait plus jeune. Le ciel était bouché de nuages, bien que ce fut juillet. Un orage se préparait. Mais qu'en avait-elle à faire ? Sateen se sentait mal. Elle aurait voulu pleurer toutes les larmes de son corps, mais avait l'impression qu'elle n'en avait pas le droit. La blondinette ne savait pas quoi pour faire passer cette tristesse qui la rongeait. Pourquoi diable était-elle triste, d'ailleurs ? Qu'est-ce qui lui prenait ? Elle avait juste envie d'hurler. De dire que la vie était injuste, que tout était injuste. Que  cette foutue planète était peuplée d'imbécile, d'abrutis de première classe qui n'avait aucun sens de la beauté, qui ne savait pas apprécier quelque chose. Des idiots qui ne savaient pas se comporter en société. Sateen n'avaient même pas les mots pour expliquer ce qu'elle ressentait. Elle n'arrêtait pas de revoir son frère sur le lit d'hôpital, ses yeux clos, le moniteur qui faisait quelques bruits fébriles, signe qu'il était en vie. Elle revoyait cette entaille à son poignet. Et tout un tas de souvenirs lui revenaient en mémoire, la faisant suffoquer. Sateen se souvenait des moqueries qu'il avait subit. Quand on le traitait d'inhumain, d'anormal. L'adolescente, au bord des larmes, claqua la porte de sa chambre et se rendit dans la salle de bain. Elle s'assit sur les toilettes, incapable de trier ses pensées. Pourquoi n'arrivait-elle pas à rester forte et à sourire, comme elle faisait à chaque fois qu'elle se sentait mal ? Pourquoi ? La petite blonde avait une telle rancoeur envers tous ces porcs... Océan s'était fait insulté parce qu'il aimait les garçons. Mais Sateen aussi avait subit des insultes, certes à un stade moins élevé. Elle, la petite blonde toute gentille qui paraissait si inoffensive. Elle avait su se défendre au bon moment, mais pas Océan. Désormais il était à l'hôpital.

Sateen avait envie d'hurler, de pleurer. Mais elle n'avait pas le droit. Qu'est-ce qu'il aurait dit ? Qu'il fallait rester fort, toujours sourire. Et puis, pourquoi pleurerait-elle ? Elle n'était pas dans un lit d'hôpital, dans un état critique. Finalement, elle sortit de la salle de bain et se glissa sous la couette. Elle s'endormit, les écouteurs dans les oreilles, le son à fond. Elle irait mieux demain. Elle retournerait en cours, elle allait sourire, elle allait envoyer paître tous ces cons qui lui poseraient des questions sur Océan. Et bien sûr, elle irait mettre une branlée à tous ces emmerdeurs, tous ces abrutis qui faisaient du mal à son frère. Petite, blondinette, mais pas tapette pour autant.

she gives them butterflies.

Le soleil tapait sur les épaules nues de Sateen. Quand le temps était magnifique et qu'elle se rendait sur la place du Trocadéro, face à cette belle dame de fer, elle ne pouvait s'empêcher de sourire. La vue était magnifique. C'était simple ; Sateen avait toujours été amoureuse de Paris. De ces petits cafés, de ces carrousels, de ces minuscules parcs avec des fontaines. Elle aimait flâner le long des quais, dans les petites ruelles. Il n'y avait pas à dire ; Paris était belle de a à z. Il n'y avait pas une rue, pas une avenue qui n'était pas unique et merveilleuse. Ce jour-là, elle prit une photo de la Tour Eiffel vu de l'École Militaire, situé à quelques centaines de mètres de la Tour, derrière le Champ de Mars. Le soleil était d'un bleu azur et le soleil tombait doucement. Elle envoya immédiatement la photo à Océan. "Je suis sûre que tu es jaloux" disait le message. Sateen tenait tellement à lui. 

Elle était tellement heureuse. Tellement heureuse que tout le monde dans sa famille soit en bonne santé. Quand Océan avait fait sa tentative de suicide, il y a de ça quelques années, elle avait cru mourir. Tout s'était arrangé. Et voilà que la jeune femme avait maintenant quitté Brest et qu'elle se trouvait dans la plus belle ville du monde. Après quelques instants d'hésitation, elle envoya également la photo à Bryan, son père, qui vivait à Glasgow. Elle ne l'avait vu depuis un an et demi, mais à vrai dire, il ne lui manquait pas vraiment. Elle était si bien avec Océan, sa mère et sa grand-mère. Elle mit ses écouteurs et se mit à danser seule sur le rythme enivrant de la chanson.

La vie ne pouvait pas être plus belle.